Maroc moderne : opportunisme et opportunité


Le Maroc est en mauvais état. Il ne va certainement pas bien du tout. A la surface, il semble beau, heureux, stable et en développement, mais en dessous, il mijote de rage et de désespoir et la pression se forme comme dans un volcan et un jour il explosera et crachera du magma et de la lave à l’air libre. La jeunesse y est marginalisée, oubliée et surtout émasculée par un système de gouvernance tribale et patriarcale.  Certains descendent dans la rue ou vont dans le cyber espace pour exprimer leur protestation et leur indignation. D’autres noient leur désespoir dans le vin et les spiritueux ou dans la drogue, et le taux de toxicomanie augmente de façon alarmante dans le pays, sans oublier pour autant ceux qui sont récupérés par l’Islam politique ou Daech.

La périphérie impuissante se sent oubliée par le centre opportuniste qui se permet de faire des promesses sans lendemain à chaque fois qu’il y a un soulèvement. Le développement rural est considéré comme une plaisanterie, dans la mesure où chaque gouvernement en parle mais où aucun ne le met en œuvre sur le terrain.

Les pauvres ou ceux qui s’appauvrissent de plus en plus et qui n’ont pas d’aide en vue, survivent grâce à la solidarité de la famille élargie takaful al-ousari, rien de plus.

Les différences sociales

Nouvelle structure des classes sociales :

Après l’indépendance en 1956 et jusqu’en 1982, il y avait trois classes sociales au Maroc.

Les pauvres : composées en majorité de personnes vivant dans la périphérie, tant les habitants du monde rural que ceux des ceintures de pauvreté urbaine ou péri-urbaine. Il y a eu un bref répit pour les ruraux de 1948 à 1984 lorsque les nations européennes sont venues chercher de la main-d’œuvre bon marché en Afrique du Nord pour reconstruire l’Europe, détruite par Hitler durant la Deuxième Guerre mondiale, grâce à la générosité américaine du Plan Marshall. Cependant, depuis 1984, l’Europe a fermé ses portes à l’immigration légale et les populations de la périphérie marocaine sont retournées à leur pauvreté et à leurs souffrances ancestrales, dans un silence assourdissant et un désintérêt total de l’establishment.

La classe moyenne : après l’indépendance, l’État a employé des milliers de personnes en tant que fonctionnaires marocains dans le cadre d’un processus politique appelé : « marocanisation de l’administration« , par laquelle l’administration s’est débarrassée de tous les bureaucrates français. Ainsi, jusqu’à la crise financière de 1982, l’État était le seul employeur de tous les diplômés des universités et des instituts supérieurs. Cela a donc conduit à la création d’une classe moyenne de milliers de personnes avec un pouvoir d’achat crédible. Cependant, en 1982, à la suite du défaut de paiement du Maroc sur ses prêts internationaux, le FMI et la Banque mondiale sont intervenus pour nettoyer le gâchis financier et l’une de leurs premières pilules aigres administré au pays a été la demande de l’arrêt immédiat de l’emploi par l’État. Par la suite, la classe moyenne a diminué et à la fin du deuxième millénaire, elle avait disparu à jamais. Néanmoins, sa disparition est problématique dans la mesure où elle servait autrefois d’amortisseur entre les riches et les pauvres et que le choc sera désormais, sans aucun doute, dangereux pour la stabilité du pays.

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Casablanca, le centre de la richesse et des opportunités du Maroc

Les riches : les riches au Maroc sont issus de l’élite andalouse venue au Maroc en 1492 après la chute de Grenade et la fin de la Reconquista. Ils étaient composés d’Arabes instruits et de Juifs qualifiés et ils se sont installés dans les grandes villes comme Tanger, Tétouan, Fès, Rabat, Mogador (Essaouira). Grâce à leurs connaissances et à leurs expertises, ils ont créé des entreprises et se sont engagés dans la politique. Le Makhzen s’est appuyé sur les Juifs pour les affaires, les finances, le commerce extérieur et, également, la diplomatie et sont ainsi devenu les Tujjar Sultan (les hommes d’affaires du sultan) pour la politique et les affaires d’État. En 1970, la plupart des Juifs sont partis pour Israël et il n’en reste plus que 3000 dans les grandes villes aujourd’hui. Par contre, Les Arabes andalous ont réussi dans les affaires et ont formé l’élite commerciale du Maroc, principalement à Fès et sont devenus la bourgeoisie Fassie, toujours fortement présente dans l’économie et la politique. Après l’indépendance, ils se sont installés à Casablanca, le centre de l’économie marocaine, où ils contrôlent des entreprises aussi importantes que les banques, l’assurance, le commerce international et l’industrie.

La classe des riches est composée des Andalous qui ont servi fidèlement le Makhzen depuis 1492. Ainsi, ils sont devenus, avec le temps, les familles makhzenniènes, un réservoir de technocratie à partir duquel la plupart des gouvernements sont encore formés, en grand nombre, aujourd’hui. Grâce à leur richesse, ils sont capables d’envoyer leur progéniture dans les meilleures universités du monde pour les préparer à occuper des postes clés au sein du gouvernement marocain toujours et toujours et ainsi rester dans les limites du sérail.

Dans le Maroc indépendant, les postes les plus importants sont hérités par les familles makhzanniènes, le seul grand commis de l’état qui est venu de la périphérie et a accédé à un poste gouvernemental important, le Ministère de l’intérieur, pour être précis, était Basri, sous le règne de Hassan II. Il a commencé sa carrière dans la police et, grâce à ses excellents états de service, il a été pris en charge par Hassan II pour diriger la « mère des ministères« , c’est-à-dire le Ministère de l’intérieur tel qu’il était appelé, à l’époque, par l’opposition, lorsque l’opposition politique existait.

Aujourd’hui, outre les classes très riches et très pauvres, qui sont très éloignées les unes des autres, le fossé social est gigantesque et laisse présager des chocs futurs. Si l’on veut voir les énormes différences sociales dans la capitale, il faut visiter les quartiers cossus de Hay Riad, Souissi, Dar Salam, etc., d’une part, et les habitations très pauvres dans les différentes favelas de Takaddoum et Douar El-Hajja à Rabat ou El Karia à Salé, etc. d’autre part, et cela est le cas dans toutes les villes marocaines, ce qui prouve, sans aucun doute, que l’approche du modèle de développement marocain actuel est un échec total, et c’est le moins qu’on puisse dire.

Beznassa

Depuis 1982, une nouvelle classe sociale est apparue, que les Marocains appellent Beznassa (le mot est dérivé de business). Les Beznassa sont classées en deux catégories :

Mwalin chkara (hommes détenteur d’un capital donné)

Ce sont des personnes qui disposent d’un petit capital qu’elles essaient de faire fructifier en affaires par des pratiques légales ou illégales. Ils agissent surtout comme intermédiaires dans divers métiers et font de l’argent facile en utilisant la corruption, l’usage du faux, l’abus de pouvoir, etc. pour avancer et faire des bénéfices. À bien des égards, ils sont le visage honteux du capitalisme néo-libéral marocain.

Mwalin l-Ghabra (propriétaires de la poudre (drogue))

Ce sont des gens qui ont gagné facilement de l’argent en vendant du haschisch marocain à des intermédiaires européens. Sous le règne de feu Hassan II, ils ont été tolérés et certains parmi eux ont même réussi à se faire élire au Parlement en achetant des voix. À l’époque, ils contribuaient à l’économie à hauteur de 2 milliards de dollars par an, mais sous la pression de l’Europe, l’État les a réprimés. Ces personnes existent, cependant, encore aujourd’hui et tentent de blanchir leur argent, principalement dans le secteur du bâtiment et des affaires.

En effet, à Tanger, il y a de grands et beaux immeubles appelés, en langue de bois, dans l’idiome local, « ’imarat na’na’ » (les gratte-ciel de la menthe, la menthe étant ici un terme poli pour désigner le haschisch). Leur principale arme de survie était, dans le passé, l’argent de corruption, en devises ou en monnaie locale, destiné aux politiciens influents et aux forces de sécurité pour leur permettre de transporter leurs « marchandises » à l’intérieur du pays ou à partir des côtes marocaines vers l’Europe par des vedettes rapides.

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La périphérie en pleine effervescence

Différences spatiales

Les différences sociales se sont encore aggravées par les écarts spatiaux. Pendant la période du Protectorat français (1912-1956), le Maroc était divisé en deux régions :

Le Maroc utile : Constitué de plaines de terres arables utilisées pour l’agriculture et de plateaux pour les minerais, comme le plateau des phosphates de Khouribga. Là, de riches zones agricoles étaient exploitées par les colons français et les mines par de grandes entreprises françaises. Ces zones étaient faciles à contrôler par l’armée et l’administration françaises.

Le Maroc inutile :  Il était constitué de zones montagneuses et de plateaux arides habités par le peuple amazigh libre et fier. Il a fallu 24 ans aux Français pour pacifier ces régions qui n’avaient de toute façon aucun intérêt économique pour la puissance coloniale.

Cette catégorisation spatiale était un continuum d’une autre qui existait à l’époque sultanienne.  Avant la colonisation, le Maroc était alors divisé en Bled l-Makhzen (zone sous contrôle gouvernemental équivalente au Maroc utile) et Bled es-Siba (terre de dissidence équivalente au Maroc inutile). Le Bled es-Siba refusait de reconnaître l’autorité temporelle du sultan, pour éviter de lui payer des impôts, mais reconnaissait son autorité religieuse comme “Commandeur des Croyants“ « amîr mou’minîne » et faisait les sermons de la prière du vendredi en son nom.

Soixante ans après l’indépendance, cette catégorisation spatiale prend une autre tournure, mais dans un sens presque similaire à l’ancienne :

Le Maroc du Triangle d’Or

Il s’agit d’un triangle qui part de Tanger/Tétouan et va jusqu’à Laâyoune, sur un axe nord-sud et de Laâyoune à Fès sur un axe sud-centre. La richesse et le pouvoir du Maroc sont concentrés dans cette zone où se trouvent la plupart des industries et toutes les possibilités d’emploi. Les gouvernements successifs, depuis l’indépendance, n’ont pratiquement rien fait pour répartir équitablement les richesses entre les régions.

Le gouvernement a élaboré, au cours de la dernière décennie, le processus de régionalisation, mais, en réalité, il est juste une illusion et est loin d’être une sorte de pouvoir du gouvernement local comme on le connaît en Occident.

Le Maroc du désespoir

C’est le Maroc inutile, c’est sûr, où il n’y a pas de développement, pas d’opportunités, mais seulement une bureaucratie gouvernementale qui rackette les pauvres par la corruption et l’abus de pouvoir. Le Maroc du désespoir est fait de zones amazighes et de plateaux arides. Lorsque l’immigration était possible, les gens affluaient en Europe pour gagner de l’argent et envoyaient des fonds chez eux. Aujourd’hui encore, les migrants et leurs descendants envoient l’équivalent de 7 milliards de dollars par an, mais lorsqu’ils rentrent chez eux en été, ils constatent que rien de tout cela n’a été utilisé pour développer leurs régions : pas de routes, pas d’écoles, pas d’hôpitaux et pas d’industrie. L’argent qu’ils ont envoyé est parti développer davantage le Maroc du Triangle d’Or. Les jeunes, dans ces régions, sombrent dans la drogue et les substances toxiques sans espoir de traitement.

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Le Maroc du désespoir : L’arrière-pays amazigh

Malade de cette situation et des mensonges permanents du gouvernement sur le développement, la population de la périphérie est descendue dans la rue à Alhoceima, à Jerada et à Zagora pour crier son désespoir et le gouvernement, après avoir fait ces habituelles promesses vides de développement, a réprimé ces hiraks (soulèvements) et mis leurs dirigeants en prison et ils y sont toujours pour cause de sédition.

Pleure mon pays bien-aimé (Cry my beloved country)

En 2011, lorsque les Marocains sont descendus dans la rue, à la suite du tristement célèbre Printemps arabe, la monarchie a réagi en révisant la constitution par laquelle le roi a cédé une partie de ses pouvoirs constitutionnels au chef du gouvernement. Les élections qui ont suivi ont amené les islamistes au pouvoir, mais pas de démocratie progressive (incremental democracy) ni de bien-être pour la population. Les islamistes sont obséquieux avec le Makhzen et inefficaces en gouvernance, surtout en ce qui concerne le développement parce qu’ils n’ont aucun programme économique fiable, sinon une littérature économique vide de tout sens et impraticable.

Aujourd’hui, bien que l’islamisme wahhabite est en déclin, le Maroc n’est point une démocratie au sens large du terme et est, hélas, devenu une terre d’opportunisme où il n’y a aucun espoir pour une égalité de chances pour tous ses fils. Vive le Maroc.

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 Favelas marocaines

Par Dr. Mohamed CHTATOU

Bibliographie

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Dr. Mohamed Chtatou

Professeur universitaire et analyste politique international

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